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1870 Le siège de Paris, chronique locale d'un drame national - 8 - Paris a faim

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1870

8 Paris a faim

 

 

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Abattage de l’éléphant, Gravure anonyme. Parismuséescollections

 

À part donner à la capitale des édiles élus par les citoyens et non plus nommés par le gouvernement provisoire, les élections municipales des 5 et 7 novembre (voir la chronique n°5 publiée dans la lettre d'information du mois de juin 2021) n'ont en rien modifié la situation des Parisiens. L'optimisme, au demeurant très relatif, des premières semaines de siège s'affaiblit au rythme des nouvelles reçues de l'extérieur. Il y a bien ici et là quelques succès à mettre au crédit des armées françaises et on se félicite de temps à autre des actes de bravoure des défenseurs des forts censés protéger Paris. Mais chacun intra muros se rend bien compte que sa situation matérielle ne cesse de se dégrader. À commencer par l'approvisionnement en nourriture.

 

La faim

 

La nourriture est en effet vite devenue la préoccupation majeure des Parisiens. Nous avons déjà effleuré le sujet dans nos précédentes chroniques. Dès le 16 octobre, Charles Michel Auguste Courtin, architecte, secrétaire général de la compagnie générale des Voitures, demeurant 51 rue Saint-Placide, écrit à sa femme, partie avec ses enfants dans la propriété familiale de Rançon : « Les vivres sont difficiles à avoir, la viande de boucherie ne manque pas, mais on est obligé de faire la queue pendant quatre ou cinq heures, exposé à la pluie, pour obtenir quelques bribes de viande.

 

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Une queue de boucherie pendant le siège de Paris. Gravure coll. Christian Chevalier.

 

Du fromage, on ne peut plus en avoir ; les conserves sont hors de prix ; […] du beurre, il n'en existe plus chez les marchands, même fondu ou salé » ». Un mois plus tard, le 12 novembre, il envoie une autre lettre à son épouse, dans laquelle il signale que « depuis une vingtaine de jours, nous mangeons tous nos mets arrangés avec de la graisse de bœuf, de cheval, etc. Le goût est supportable, voilà tout. La viande de bœuf diminue, déjà on nous rationne à 35 grammes par personne. Il reste encore quelques moutons, quant au porc, il y a longtemps qu'on n'en a plus ». Témoignage conforté le 20 novembre par celui de Jacques-Henry Paradis qui écrit dans son Journal :« Pauvres marchés, sont-ils tristes ! Les trois quarts des places sont sans marchands et sans denrées, et au dernier quart on trouve tout autre chose que ce qu'on était habitué à y venir chercher. La poissonnière vend des nèfles, la marchande de primeurs du saucisson de cheval ».

 

Le cheval

Le cheval, justement, parlons-en. L'approvisionnement en viande est rapidement devenu problématique. Le bétail amené par les paysans réfugiés dans les communes limitrophes se raréfie. Selon Paradis, toujours bien informé, « on dit que nous sommes à bout de nos bœufs et de nos moutons, et l'on parle de nous mettre, pendant trois jours, à la viande salée, et pendant trois jours à la viande fraîche de cheval ». Déjà le 17 novembre, à propos du silence qui règne dans les rues, il notait : « Presque plus de voitures, car les chevaux sont dépecés aux étaux des bouchers ». Une filière spécialisée s'est créée, comme en témoigne Edmond de Goncourt. Le 28 novembre, il parcourt un marché aux chevaux boulevard d'Enfer (le tronçon sud de notre boulevard Raspail), « où les chevaux sont tellement affamés qu'ils mangent le bois de la traverse dans laquelle est fixé leur licol, s'efforçant, les pauvres bêtes, de ramasser à terre la sciure que leurs dents ont faites ».

 

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Le marché aux chevaux de boucherie boulevard d’Enfer. Parismuséescollections.

 

Cela étant, la viande de cheval n'est pas du goût de tous. Victor Hugo rapporte crûment dans Choses vues, le 1er janvier : « Décidément je digère mal le cheval. J'en mange pourtant. Il me donne des tranchées. Je m'en suis vengé, au dessert, par ce distique :

« Mon dîner m'inquiète et même me harcèle

Je mange du cheval et je songe à la selle ».

Il récidive le 2 février 1871, date où le siège a cessé, mais non la pénurie de nourriture : « J'ai du mal à digérer le cheval. Maux d'estomac. Hier je disais à Mme Ernest Lefèvre, dînant à côté de moi :

« De ces bons animaux la viande me fait mal.

J'aime tant les chevaux que je hais le cheval ».

C'est aussi l'opinion d'Edmond de Goncourt qui, le 31 décembre, avoue : « La viande de cheval, une viande de mauvais rêves et de cauchemars. Depuis que je m'en nourris, c'est une suite de nuits insomnieuses ».

 

Autres quadripèdes

Le cheval à son tour venant à manquer, on se tourne vers d'autres quadrupèdes ou volatiles. À en juger par la fréquence de ses notations dans Choses vues, Victor Hugo attache beaucoup d'importance aux plats servis à sa table. Le 23 novembre : « Depuis deux jours Paris est à la viande salée. Un rat coûte huit sous ». Le 28 on lui apporte « une cuisse d'antilope du Jardin des Plantes ; c'est excellent ». Le 1er décembre, c'est de l'ours, et le 3, du cerf : « Ce sont des cadeaux du Jardin des Plantes ». Jardin des Plantes, vraiment ? Il semble que Victor Hugo ait accordé du crédit à ce qui n'était qu'une rumeur, qui a la vie dure, rumeur peut-être véhiculée par certains organes de presse. Sans tomber à notre tour dans la facilité de faire d'un constat isolé une généralité, tout au moins peut-on soutenir que tout ce qui est rapporté dans Choses vues n'a pas forcément été … vu par leur auteur. Il récidive d'ailleurs un mois plus tard, comme nous le verrons un peu plus loin dans notre récit. À la fin de l'année, ses menus évoluent, sans qu'il sache exactement ce qu'il trouve dans son assiette. Le 30 décembre il écrit drôlement : « Hier j'ai mangé du rat. Ce n'est même plus du cheval que nous mangeons. C'est peut-être du chien ? C'est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d'estomac. Nous mangeons de l'inconnu ». On ignore son menu du réveillon.

 

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C'est peut-être du chien ? C'est peut-être du rat ? Détail d’une gravure coll. Christian Chevalier.

 

Edmond de Goncourt n'est pas en reste. Le 23 octobre, il raconte avoir découvert rue de Tournon « un trou de lumière sous un auvent, où pendent des choux-fleurs et des paquets d'aulx. C'est une fruitière dont l'étal, à moitié répandu sur le trottoir, montre, dans une mare de sang, deux grands cerfs, le cou entaillé, et les entrailles jetées dehors, comme pour une curée. Dans une petite baignoire d'enfant, à la surface de l'eau vagueuse [sic], d'énormes carpes pressent leurs museaux bleuâtres. Et à la lueur d'une chandelle mourante, dans un vieux chandelier de cuivre, se voit le fauve du cou d'un jeune ours, percé d'un trou rond, et ses larges pattes recourbées par la mort – des pensionnaires du Jardin d'Acclimatation, que la faim de Paris va se disputer demain ». Quelle évocation ! Le 20 novembre presque tous ces pensionnaires semblent y être passés, si on en croit Paradis : « on vient d'assassiner tous les animaux du Jardin d'Acclimatation pour les livrer à l'alimentation. On a cependant épargné les chameaux et les éléphants. Adieu donc, gentils canards à aigrettes lamées d'or et d'argent ! Adieu, daims gracieux, ours mal léchés, renards malins et stupides bisons … vous êtes livrés à l'appétit de la Ville-Gargantua ». Et le 4 décembre il nous apprend que « la boucherie anglaise du faubourg Saint-Honoré a la spécialité de la viande provenant des animaux du Jardin d'Acclimatation : biches, kangourou, bison, cygne, etc. ». Information confirmée le 6 par Edmond de Goncourt : « Aujourd'hui nous avons, sur la carte des restaurants, du buffle, de l'antilope, du kangourou, authentiques ».

 

Poissons et volatiles.

Le 28 novembre Edmond de Goncourt avait observé une scène insolite : « Je traverse le Luxembourg. Près du grand bassin se voit une voiture chargée de tonneaux, et, à la margelle de pierre, un rassemblement de gens en manches de chemise et d'enfants, penchés sur l'eau. Des hommes agenouillés tirent une énorme seine, dont les lièges frôlent les cygnes qui s'élèvent sur l'eau, en ébats effarouchés et en demi-envolées colères. On pêche le bassin pour nourrir Paris, et bientôt apparaît, au fond du filet, à la surface de l'eau clapotante, des carpes et de monstrueux cyprins, qu'on porte dans les tonneaux de la voiture attelée ».

Le lendemain, il se résout à « couper le cou à une de mes dernières petites poules, avec un sabre japonais. Ça été abominable, cette pauvre petite poule voletant un moment, dans le jardin, sans tête ». Déjà, le 26 novembre, Mme Meurice, la femme de son grand ami le romancier Paul Meurice, rend visite à Victor Hugo. Elle « veut avoir des poules et des lapins pour la famine future. Elle leur fait bâtir une cahute dans mon petit jardin ».

En fait tout le monde court après la nourriture et, à ce régime, Edmond de Goncourt constate le 10 décembre que « tout le monde fond, tout le monde maigrit. On n'entend que des gens se plaignant d'être réduits à faire resserrer leurs culottes, et Théophile se lamente de porter des bretelles, pour la première fois, son estomac ne soutenant plus son pantalon ».

 

Cold case : l'affaire « Castor et Pollux »

 

On se souvient peut-être que, dans les temps imaginaires de la mythologie grecque, Zeus, pour se rapprocher et séduire la belle Léda, femme d'un roi de Sparte, prit l'apparence d'un cygne et que de cette improbable union naquirent deux garçons, Castor et Pollux. Quel augure un tant soit peu sérieux aurait osé prédire que deux millénaires plus tard des esprits facétieux baptiseraient de ces noms divins deux paisibles pachydermes locataires d'un parc zoologique perdu au fin fond du monde alors connu ? Cela pourtant arriva, mais un tel patronyme ne leur porta pas chance, car ils finirent dans les assiettes des Parisiens affamés. L'affaire défraya la chronique à la fin de l'année 1870 et, par souci du sensationnel ou tout simplement parce que les esprits étaient un peu tourneboulés dans ces temps difficiles, quelques sottises ont été écrites à leur propos. Faisons le point à partir des témoignages d'époque.

 

De quels éléphants parle-t-on ?

Le 31 décembre Edmond de Goncourt erre, désemparé, dans les rues de Paris. « J'ai la curiosité d'entrer chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Il y a au mur, accrochée à une place d'honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l'éléphant du Jardin d'acclimatation ». Et, le même jour : « Ce soir, je retrouve, chez Voisin, le fameux boudin d'éléphant, et j'en dîne ». Déjà, dans son menu du jour de Noël 1870, ce même Voisin proposait un consommé d'éléphant, servi après une tête d'âne farcie, et avant du chameau rôti à l'anglaise, du civet de kangourou, des côtes d'ours rôties, du chat flanqué de rats, et de la terrine d'antilope …

 

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Gravure titrée : Abattage d’un éléphant du Jardin d’acclimatation. Coll. Christian Chevalier

 

Le 1er janvier, Paradis, après avoir noté qu'« on n'est point étonné de se voir offrir pour étrennes des oies, des pâtés de chien et de chat, et des dindes » ajoute : « Tous les animaux de Paris y passent. Les pigeons des Tuileries ont été tués ainsi que les moineaux. Les éléphants du Jardin d'acclimatation ont été payés 27 000 francs par M. Deboos, propriétaire de la boucherie anglaise ». Même s'il n'apporte aucune précision sur la date de l'opération, l'information semble documentée. Il nous avait déjà parlé de cette boucherie anglaise le 4 décembre, mais il n'était pas encore question d'éléphants.

Le 2 janvier, Victor Hugo note, avec une concision très étudiée (le dramaturge n'avait rien perdu de son efficacité) : « On a abattu l'éléphant du Jardin des Plantes. Il a pleuré. On va le manger ». Ce sera chose faite le 12 janvier : « Nous avons mangé ce matin un bifteck d'éléphant ». On aura remarqué qu'il s'agit ici du Jardin des Plantes …

Quant à l'hebdomadaire Les Annales politiques et littéraires, il publie le 15 avril 1894 un texte ancien de Guy Tomel sur le restaurant Foyot, aujourd'hui disparu, qui se situait 33 rue de Tournon, à l'angle de la rue de Vaugirard. L'auteur y assure que, « pendant le siège, le restaurant ne ferma pas : il s'était rendu adjudicataire de la plupart des animaux du Jardin des Plantes, qui alternèrent avec les plats de vache enragée ». Le Jardin des Plantes, à nouveau.

 

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Le restaurant Foyot (démoli) rue de Tournon et rue de Vaugirard début XXe. Photo Atget. Parismuséescollections.

 

Alors, jardin d'acclimatation ou jardin des Plantes ?

 

La clé de l'énigme

Avant nous, Théophile Gautier s'est posé la question. Dans ses Tableaux de siège, il rapporte qu' « on ne parlait dans la ville, poussée par la famine aux caprices et aux dépravations de goût, que de mets bizarres : côtelettes de tigre, jambon d'ours, bosses de bison, pieds d'éléphant à la poulette, filets de lama, entre-côtes de chameau, râbles de kangourou, civets de singe, serpents boas à la tartare, marinades de crocodile, fricassées de phénicoptère [nom savant du flamant], grues de Numidie à la chasseur, foies d'autruche truffés, chauds-froids de toucan et de kamichi, et autres cuisines zoologiques qui ne laissaient pas que de nous alarmer pour la population du Jardin des Plantes ». À juste titre, cela le laisse perplexe : « Il nous semblait étrange que cet établissement national se défît ainsi de ses pensionnaires ». Après enquête il apprend que « ces suppléments exotiques au menu du siège venaient du Jardin d'acclimatation, dont les deux jeunes éléphants furent vendus à un prix énorme, ainsi que plusieurs bêtes, jadis objet de la curiosité publique, ce qui expliquait les excentricités culinaires rapportées dans les journaux ». Tenant à vérifier de visu, il se rend au Jardin des Plantes. Nous conseillons à nos lecteurs, s'ils ne les connaissent déjà, de lire ces Tableaux de siège, qu'on trouve facilement sur le site Gallica de la BnF : les pages relatant cette visite au Jardin des Plantes sont des plus savoureuses. Nous n'en citerons que ces quelques lignes consacrées aux éléphants, ceux-là bien vivants contrairement à leurs malchanceux congénères du Jardin d'acclimatation : « Les éléphants étaient de fort mauvaise humeur. Le plus gros résistait à son cornac qui voulait le faire rentrer, et les deux autres offraient l'aspect le plus singulier. Ils avaient considérablement maigri, et leur squelette flottait dans une peau trop large. Cette peau, grisâtre et fendillée comme de la terre glaise sèche, formait des plis profonds aux entournures, ainsi que l'étoffe d'un habit mal fait. De longues rides sillonnaient leurs cuisses, et leurs oreilles aux membranes épaisses retombaient de chaque côté de leurs têtes monstrueuses au crâne chauve, semblables à des drapeaux effrangés et noircis. Ils agitaient leurs trompes comme de gigantesques sangsues et, simultanément, leurs queues rappelant les queues des anciens hussards ou des postillons ».

 

Vie et mort de deux victimes collatérales

Oublions le Jardin des Plantes, et revenons à nos deux petits éléphants du Jardin d'acclimatation, dont l'arrivée n'avait d'ailleurs pas échappé à la presse. Le Petit Journal du 12 juin 1869 informe ses lecteurs que « le Jardin d'acclimatation vient de s'enrichir de trois zèbres, deux femelles et un mâle, et de deux beaux éléphants, mâle et femelle. Ces animaux, qui sont arrivés avant-hier par le chemin de fer du Nord, ont été amenés par M. Giesecke, commis de M. Jamrach, le célèbre marchand de bêtes fauves ».

La nouvelle est reprise le 28 août 1869 par Le Monde illustré qui apporte quelques précisions : les animaux ne sont âgés que de cinq ans, ont été capturés en Abyssinie et ont rejoint Paris après un long périple à travers l'Europe : Trieste, Vienne, Berlin, Hambourg et Londres. Le journaliste ajoute que « les enfants des visiteurs du jardin zoologique sont admis à monter à éléphant, et cette équitation d'un nouveau genre se fait sans aucun risque ». Croyons-le sur parole.

Un dernier voile reste à lever, celui de la date et du mode d'abattage. La Lettre-journal de Paris, plus connue sous son nom familier de Gazette des Absents, relate dans son numéro du 5 janvier 1871 que les éléphants Castor et Pollux « viennent de tomber sous les balles explosives de M. Devisme et ont pris, sur l'étal du boucher, la place des deux chameaux, maintenant absorbés ». Jean-Louis-François Devisme est à l'époque un armurier réputé, qui lui-même a mis au point plusieurs modèles de fusils et revolvers. La Gazette des armes, dans son numéro 463 d'avril 2014, rappelle qu'il avait présenté sa production à l'Exposition universelle de Londres en 1851 et qu'elle avait été appréciée par la reine Victoria et le prince Albert. Une de ses spécialités était justement une carabine pour chasser l'éléphant, qui connaîtra un grand succès auprès des Anglais des Indes. Elle avait un calibre de 33 mm avec une balle explosive de 15 cm. Ce fut cette arme qui fut fatale à Castor et à Pollux. Ce même article croit savoir que les tirs eurent lieu respectivement les 29 et 30 décembre 1870, mais cela est impossible, puisque le menu de Noël du restaurant Voisin affichait déjà du consommé d'éléphant. Nous n'avons pas retrouvé la date exacte dans les journaux de l'époque.

La nouvelle de la triste fin de nos deux éléphants s'est répandue en province. Le Courrier du Gard en parle longuement dans son numéro du 21 janvier, donnant force détails dont il ne nous livre malheureusement pas les sources. On aurait commencé par Pollux : « Entrée au défaut de l’épaule droite, la balle a brisé la première côte et fait explosion dans l’abdomen. Après cette décharge terrible, l’éléphant est resté debout et s’est agité, sans chercher toutefois à briser ses liens. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que l’hémorrhagie interne causée par l’explosion a étouffé l’animal. Alors, il est tombé ; mais son agonie a été longue. Quatre grands seaux avaient déjà été remplis de son sang qu’il donnait encore signe de vie ». Le lendemain, serait venu le tour de Castor. On aurait tiré les leçons de la veille et cherché à épargner à l'animal des souffrances inutiles. Le tireur a changé : ce serait le médecin et zoologiste Alphonse Milne-Edwards qui aurait appuyé sur la gâchette : « Il s’est servi d’une carabine de chasse à deux coups et de balles coniques à pointes d’acier.

 

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Alphonse Milne-Edwards. Gravure tirée de l’album Mariani. Coll. Sh6.

 

L’animal avait été solidement lié par une forte courroie en cuir. Frappé à la tempe droite, il a jeté un cri plaintif et est tombé à genoux, puis il s’est relevé. Alors une nouvelle balle l’a atteint au milieu du front. Il est tombé une seconde fois à genoux et s’est étendu immobile, comme foudroyé, sur le flanc droit. Sa trompe a remué légèrement. Son œil doux et fin s’est fermé, il était mort ».

Victor Hugo ne nous a pas dit s'il s'était régalé avec son « bifteck d'éléphant ». Sans doute non, à en juger par d'autres témoignages. Le journaliste anglais Tommy Bowles, qui « couvrait » le siège de Paris pour le Morning Post, a, paraît-il, rapporté que de tous les animaux exotiques auxquels il eut l'occasion de goûter, l'éléphant était celui qu'il avait le moins apprécié. Son compatriote Henry Du Pré Labouchère, qui exerçait le même métier pour le Daily News, ne disait pas autre chose dans son article du 6 janvier 1871 : « Hier, j'ai eu pour le dîner un morceau de Pollux. C'était dur, grossier et huileux, et j'engage les familles anglaises à ne pas manger d’éléphant si elles peuvent se procurer du bœuf ou du mouton ». Certains souriront peut-être de ces témoignages britanniques, mais le restaurateur Pierre Fraysse savait sans doute ce qu'il faisait lorsqu'il choisit d'accommoder ses escalopes d'éléphant avec une robuste sauce aux échalotes : c'était au menu qu'il offrit dans son luxueux établissement du passage des Princes, le Noël Peter's, pour le réveillon du 31 décembre.

Jusqu'ici, les Parisiens ont eu faim. À partir du début de l'année 1871, ils vont aussi avoir peur.

 

(À suivre)

Jean-Pierre Duquesne

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