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Adrienne Monnier et La Maison des Amis des Livres, 7, rue de l'Odéon

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12 rue de lOdeon Sylvia Beach

 

Adrienne Monnier et La Maison des Amis des Livres, 7, rue de l'Odéon

 

Avertissement : cet article est indissociable de celui consacré à « Sylvia Beach », également en ligne sur le site.

Adrienne Monnier est née le 26 avril 1892 au domicile de ses parents, dans le 3ème arrondissement de Paris (1). Son père est employé des postes, mais tient à donner une solide instruction à sa fille. Son brevet en poche, elle décroche en 1912 le poste de secrétaire d'Yvonne Sarcey (2), fille du grand journaliste et critique dramatique Francisque Sarcey, laquelle avait repris la direction des Annales politiques et littéraires fondées par son beau-père Adolphe Brisson. Cette position la met en contact avec le milieu littéraire de l'avant-guerre. Elle lit beaucoup et comprend que l'univers des livres est fait pour elle. Ouvrir une librairie est son rêve, mais les capitaux manquent. Le destin se charge de lui venir en aide. Victime d'un accident, son père touche une indemnité d'invalidité qu'il met à sa disposition. En novembre 1915 elle loue une petite boutique vide rue de l'Odéon, au n°7, précédemment dédiée à la vente d'armoires normandes. L'endroit est idéal, proche des grandes maisons d'édition. Le 15 novembre 1915, bien qu'on soit en pleine guerre, elle ouvre sa librairie qu'elle baptise d'un nom peut-être un peu long, mais très explicite, La Maison des Amis des Livres. Elle n'a que 23 ans. Elle associe à ce qui apparaît encore comme une aventure un peu hasardeuse, une camarade d'études de deux ans plus âgée, Suzanne Bonnière, dont elle s'est éprise quand elle avait 17 ans. Leur liaison prend fin en 1919 avec le mariage de Suzanne avec Jean Gustave Tronche, administrateur de la NRF. La place est libre pour la grande affaire de sa vie avec Sylvia Beach.


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La Maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier (au centre de la photo), photographiée en 1918, doc. Sh6.


À quoi ressemble-t-elle alors ? Elle est assez ronde, a le teint clair, des cheveux blonds et lisses, des yeux bleu-gris. C'est en tout cas ainsi qu'elle apparaît pour la première fois à celle qui va devenir la grande affaire de sa vie amoureuse, l'américaine Sylvia Beach. Ce jour là, elle est vêtue d'une jupe grise à amples plis qui descend jusqu'aux pieds et d'un gilet de velours très ajusté porté sur une blouse de soie blanche. Cette jupe grise, à en croire les témoignages, ne la quittera plus. De son côté le poète Léon-Paul Fargue, qui deviendra un familier, lui trouve les joues roses, une voix un peu chantante avec un débit assez lent. Au fil des années sa silhouette ne s'affine pas et ses tenues vestimentaires n'arrangent rien. Le même Fargue trouve qu'elle ressemble à une flamande, aimant la viande autant que les livres, les bons gâteaux autant que les beaux poèmes, et y trouve l'explication de son goût pour les toiles de Breughel.

À son activité de librairie elle ajoute bientôt celle de bibliothèque avec prêt de livres, servant d'exemple à Sylvia Beach quand quatre ans plus tard celle-ci ouvrira son propre cabinet de lecture juste en face, au n°12 de la rue. Elle organise aussi des lectures publiques. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que le bouche à oreille draine vers La Maison des Amis des Livres la fine fleur de la littérature française. On voit chez elle les poètes Paul Fort et, nous l'avons déjà signalé, Léon Paul Fargue, et Valéry, et Claudel, et Jules Romains qu'elle attire en lui faisant porter un billet sur lequel elle avait écrit : « Il y a au 7 rue de l'Odéon une librairie qui aime vos œuvres ». Et André Gide, aussi, qui la cite plusieurs fois dans son Journal : le 30 décembre 1922, « Rencontré Paul Valéry chez Adrienne Monnier » ; le 16 octobre 1927, « conversation avec Adrienne Monnier, qui n'aime pas les Faux-Monnayeurs » et plus loin « Adrienne Monnier me parle assez longuement et éloquemment de la froideur et méchanceté foncière que ce livre laisse paraître et qui doit être le fonds de ma nature ».

Revenons à ses débuts. Peu avant la fin de la guerre Paul Léautaud se présente accompagné d'un gros homme en costume militaire : c'est Guillaume Apollinaire. Elle se rapproche de la jeune Nouvelle Revue Française où parade André Gide, et du vénérable Mercure de France, où elle croise Blaise Cendrars. Le 3 novembre 1920 Valéry Larbaud, alors au sommet de sa gloire, donne dans la petite boutique une conférence pour faire connaître le britannique Samuel Butler et, à sa demande, élargit son champ d'activité en faisant de sa librairie le dépôt de l'une des grandes revues de l'époque, La Revue Européenne, dans laquelle publient Mauriac, Drieu La Rochelle ou Soupault, pour n'en citer que quelques-uns. Un peu plus tard elle prend celui de l'éphémère revue Littérature d'André Breton.

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André Gide, Paul Léautaud, dessins de André Rouveyre, doc. Christian Chevalier

 
Cela lui donne l'envie d'avoir sa propre revue. Elle l'appelle Le Navire d'Argent, par référence aux armoiries de Paris. Ce mensuel paraît de juin 1925 à mai 1926. Elle y publie la première nouvelle du jeune Saint-Exupéry, L'Aviateur, et des traductions d'écrivains anglais ou américains. Elle-même y écrit de courtes chroniques sous le pseudonyme de Sollier, du nom de sa mère. C'est un échec commercial. Pour éponger les dettes, elle se voit contrainte de vendre quatre cents livres de sa collection personnelle. Obstinée elle récidive en janvier 1938, avec La Gazette des Amis des Livres, référence explicite à l'enseigne de sa librairie. Cette fois-ci il s'agit d'une parution trimestrielle, qui s'interrompt brusquement en mai 1940 après le dixième exemplaire.

Par une pente assez naturelle sa fréquentation des poètes lui a instillé l'envie de versifier à son tour. Elle fait paraître chez Julliard La Figure en 1923, Les Vertus en 1926 et Fableaux en 1932. Sa lucidité, nourrie par l'expérience de la lecture de ses grands amis, lui a épargné la vanité d'y voir des chefs d'œuvre.

Par Sylvia Beach elle fréquente aussi la lost generation américaine chère à Gertrude Stein (3), et notamment Ernest Hemingway qu'elle invite à dîner avec sa femme en compagnie de Léon-Paul Fargue. Surtout elle rencontre James Joyce, dont Sylvia édite en 1922 l'Ulysse dans sa version anglaise. Le retentissement de l'évènement est tel qu'elle décide d'en éditer en 1929 la première traduction française. Cela accroît forcément sa notoriété dans le milieu littéraire. Et comme le travail ne manque pas, elle prend en 1938 un assistant, qui devient bientôt un associé, Maurice Saillet, âgé de seulement 24 ans. C'est lui qui tient la librairie quand Adrienne s'absente ou n'est pas encore descendue de son appartement de l'autre côté de la rue.

Bien qu'elle soit restée très discrète sur ce point, sa vie privée n'est pas un long fleuve tranquille. Sa relation avec Sylvia Beach n'est un secret pour personne dans le milieu littéraire et chacun sait qu'elle partagent l'appartement de Sylvia, au cinquième étage de l'immeuble de Shakespeare and Company. Mais en 1935 Adrienne rencontre la grande photographe allemande Gisele Freund, réfugiée en France depuis deux ans pour fuir le régime nazi et de seize ans son aînée. C'est une sorte de coup de foudre. Pendant un bref voyage de Sylvia aux États-Unis pendant l'été 1936, Adrienne héberge Gisele. Sylvia découvre la situation à son retour. C'est la fin de la vie commune. Adrienne élit domicile à quelques dizaines de mètres, au n° 18 de la rue de l'Odéon. Mais si la rupture est consommée au plan affectif, leur complicité reste totale au plan littéraire.

Dans la fin des années 30, l'horizon s'obscurcit. Les habitués se font plus rares, certains s'engageant au service de causes qu'ils estiment devoir défendre, tel Hemingway en Espagne, d'autres quittant prudemment la France pour tenter d'échapper au conflit annoncé qu'ils jugent inévitable. Si la débâcle de 1940 met fin à son activité de directeur de revue, Adrienne ne ferme pas sa librairie qui, à son activité traditionnelle, ajoute bientôt celle de vente de vivres en tous genres. Les écrivains, qui ne roulent pas tous sur l'or, savent qu'ils y trouveront toujours quelque denrée alimentaire. Nous possédons un témoignage savoureux de cette époque, sous la plume de François Caradec (4) : « On voyait apparaître Miss Beach (dans le couple, c'est Sylvia qui était préposée aux tâches ménagères), toute petite et ratatinée, qui remontait la rue de l'Odéon chargée de cabas après avoir fait son marché rue de Buci. Sylvia ouvrait ses sacs pour montrer à Adrienne ce qu'elle avait acheté : je ne les ai jamais ensemble parler d'autre chose que de légumes, elles semblaient obsédées par la bouffe ». On les comprend, c'est alors la préoccupation première des ménagères parisiennes.

Contrairement à celle de Sylvia Beach, la librairie d'Adrienne Monnier reste ouverte pendant toute l'Occupation. On sait que la période connut une vie intellectuelle et artistique florissante et les écrivains notamment continuent à fréquenter la Maison des Amis des Livres. Certains penchent pour la Résistance, d'autre pour les Allemands. Adrienne fait de son mieux pour conserver à chacun son amitié, même si nul n'ignore qu'elle a réservé depuis 1933 le meilleur accueil aux écrivains allemands anti-nazis, tels Walter Benjamin, probablement sous l'influence de Gisele Freund.

En 1945 c'est Maurice Saillet qui gère l'entreprise. La maladie s'est en effet invitée, sous la forme de rhumatismes infectieux conduisant à terme à la paralysie. En 1951 on diagnostique en plus la maladie de Menière (5), qui atteint l'oreille interne et provoque vertiges, acouphènes et surdité, dont on ne connaît pas les causes, qu'on ne sait pas guérir et qui s'avère très douloureuse. À la souffrance physique s'ajoute un réel désenchantement. D'autres cénacles littéraires sont apparus. Les amis d'hier ont grimpé l'échelle de la notoriété, pour certains jusqu'à la gloire. Ils n'ont plus besoin d'elle, ils volent de leurs propres ailes : que pourrait-elle apporter alors à un Valéry, à un Claudel, à un Mauriac, à un Gide ? Ils ne passent plus de l'Odéon. Se souviennent-ils même encore d'elle ? Elle décide de cesser toute activité et vend sa librairie.

Le 19 juin 1955, alors que la douleur ne lui laisse plus de répit, elle choisit d'en finir. Hospitalisée à Cochin, elle absorbe en masse des médicaments. On ne peut la sauver. Elle meurt à 22 h 45. Elle laisse une lettre où elle exprime sans ambiguïté sa détermination : « Je mets fin à mes jours ne pouvant plus supporter les bruits qui me martyrisent depuis huit mois, sans compter les fatigues et les souffrances que j'ai endurées ces dernières années » et elle ajoute curieusement : « Je vais à la mort sans crainte, sachant que j’ai trouvé une mère en naissant ici et que je trouverai également une mère dans l’autre vie ». Ainsi se termine le parcours d'une femme que rien ne prédestinait à devenir dans l'entre-deux-guerres l'une des prêtresses des lettres françaises.

JPD

(1) Voir l'article de Édouard-France Vincent, Deux grandes amies des livres : Sylvia Beach et Adrienne Monnier, publié dans le bulletin Nouvelle série N° 8 – Année 1980-1981.
(2) Elle est la grand-mère de Pierre Brisson, le célèbre directeur du Figaro de 1940 à 1942, puis de 1944 à 1964, et l'arrière-grand-mère de la comédienne Martine Sarcey.
(3) Voir sur ce site l'article « Gertrude Stein » accessible dans l'onglet (Activités/Histoire de Paris/Personnalités)
(4) François Caradec, Entre miens, d'Alphonse Allais à Boris Vian, Paris, Flammarion, 2010.
(5) Prosper Menière (1799-1862) est le premier à avoir étudié cette maladie. Ses travaux ont été poursuivis par son fils Émile.

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